Je pense que nous connaissons tous et avons tous lu au moins un roman de Serge Brussolo. Avec "Frontière barbare" (Folio SF) il signe son retour à la SF, et quel retour ! Il nous livre un roman foisonnant, d’une très grande richesse, et très brussolien dans sa noirceur.
Depuis que l’Organisation des planètes unies a décidé de faire régner l’ordre et de ne plus permettre les guerres sauvages, les extraterrestres sont soumis à notre conception de la loi et de la civilisation sur les mondes affiliés et leurs instincts sanguinaires contenus grâce à une sorte de castration chimique auxquels sont soumis tous les individus et les animaux : David Sarella est l’un des exovétérinaires chargés de ce travail ainsi que de l’évaluation des populations exomorphes non encore intégrées, un travail particulièrement dangereux et ingrat. Pour ajouter à la complexité de sa vie, il a épousé une femme, Ula, dont il est amoureux fou mais qui a quelques gènes extraterrestres qui la rendent incontrôlable dans ses passions du sang et de l’amour, sauf à lui injecter les mêmes produits qu’aux exomorphes, ce qu’il fait naturellement pour le bien de leurs enfants et le sien propre amis en lui faisant perdre tout ce qui fait sa personnalité hors du commun et qui l’a charmé.
Le roman débute sur une guerre miniature dans une base souterraine gigantesque qui a été construite spécialement pour résister à tous les ravages et qui permet aux extraterrestres de régler leurs différends en toute quiétude, tout en étant évalués psychologiquement. Etant l’un des meilleurs dans sa spécialité, et l’un des rares survivants car on ne se fait pas de vieux os dans ce travail, il est envoyé avec sa femme sur une planète de la "Frontière barbare", Mémoriana, où des factions religieuses s’affrontent de manière particulièrement sanglante avec des "monstres", des animaux dont les particularités anatomiques permettent de les utiliser comme chars d’assaut, pièces d’artillerie ou bombardiers - on n’oubliera pas de sitôt les mastodontes cracheurs de feu qui ornent la superbe couverture du roman, exécutée par Georges Clarenko, qui en rend fort bien toute la sauvagerie.
Là David va vraiment prendre conscience des problèmes éthiques et moraux que soulèvent ces jugements de valeur portés, en fonction d’une culture, sur les autres et ce grâce aux liens qu’il va établir d’une part avec Itaï, un grand guerrier, qui lui expliquera pourquoi lui et ses congénères ont ce besoin de tuer (une explication surprenante) et d’autre part avec frère Akenôn, membre haut placé du clergé de l’Eglise du Pardon Universel Intergalactique, bien connue pour "s’opposer à toute modification des pulsions hostiles chez les exomorphes" et puissance politique dominante sur Terre. Nous suivrons David dans son évolution intérieure qui passera par une quête hallucinante de la ville d’Ozataxa, cette ville mythique perdue au milieu de déserts hostiles et dont la réalité sera bien différente de celle attendue. Et il terminera son périple en revenant à son point de départ, la Terre, sur laquelle ses enfants ont grandi et sont devenus des adultes, là aussi avec quelques surprises de l’auteur qui a poussé à leur point ultime les réflexions actuelles sur l’enfance (un enfant peut abandonner ses parents et se faire adopter par d’autres ou se faire grandir artificiellement par exemple).
Serge Brussolo a écrit un roman de SF noire, violente et sans espoir, où tout n’est que faux-semblants et hypocrisie, une parabole violente de notre culture qui exporte et impose aux autres ses propres critères sans tenir compte des spécificités de chacun et/ou du temps nécessaire pour évoluer (il peut aussi se lire comme l’impossibilité innée pour les cultures exogènes d’évoluer mais je ne pense pas que ce soit l’intention de l’auteur). Son "héros", David, fait de son mieux mais cela n’aide guère face à des situations inextricables, l’espoir n’est guère de mise et, de toute façon, surmonter un obstacle ne fera qu’en révéler deux autres... et tout cela dans un monde qui, comble de l’horreur pour certains, s’est "nipponisé" : on ne s’y nourrit plus que de nouilles en buvant du saké chaud !
"Frontière barbare" est un grand roman dont je ne suis pas près d’oublier les scènes hallucinantes de batailles absolument extraordinaires, les esprits torturés des personnages et les paysages magnifiques oscillant toujours entre beauté et horreur. De la grande SF !
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