Dans La demeure éternelle, William Gay, comme beaucoup de romanciers du Sud, déploie avec une immense lenteur un sujet d'une apparente banalité.
Car la description de cette société rurale, soumise à des croyances populaires mêlant bêtise et superstition, où survivent comme ils le peuvent des personnages défaits, harassés par le fardeau qui est le leur, nous est désormais familière. Cette misère des pauvres blancs amerlocains traversée par des éclairs de violence, c'est celle de La foire aux serpents de Crews ou de Père et Fils de Brown et, dans une moindre mesure, celle de Thomas Cook ou de Ron Rash lus ici. D'autant qu'au cœur de La demeure éternelle, l'absence ou l'abstention des pères semble gouverner, génération après génération, les destins individuels et collectif de cette communauté.
C'est dans ce vide que s'est installé l'homme nommé Dallas Hardin, figure du Mal absolu. Profitant de la faiblesse de Thomas Hovington, il l'a vampirisé, s'appropriant sa maison, sa famille, son affaire d'alcool illégal, le reléguant pour une décennie dans une existence suspendue. Seul à s'être opposé à lui, Nathan Winer le Juste va y perdre rapidement la vie et être englouti dans le gouffre voisin. Hardin peut désormais imposer à tous une unique règle, celle de sa plus grande violence.
Après cette entrée en matière meurtrière, William Gay installe, dix années plus tard, La demeure éternelle comme une chronique de ce monde sans avenir, où une nouvelle génération pointe pourtant le nez afin d'y trouver place. Chaque fragment de vie qu'il saisit l'est dans toute sa banalité, mais avec un lyrisme, une richesse de langue qui en fait un objet soit fascinant, soit décourageant pour le lecteur.
Nathan Winer Junior, privé de repères paternels par la disparition inexpliquée de son géniteur et l'acrimonie conséquente de sa mère, est un homme jeune et prometteur, si cela veut dire quelque chose dans le trou du cul du Tennessee. William Tell Oliver, un vieux voisin bourrelé de remords qui voit en lui le fils qu'il a perdu trop tôt, accompagne ses premiers pas d'adulte, figure amicale et tutélaire dont Winer a parfois peine à accepter les conseils et la présence.
Car Nathan, Grande-Gueule Hodges ou Bille-de-pied Chessor ont tous poussé à la diable, pour le meilleur et pour le pire, comme avant eux leurs pères, et les pères de leurs pères. William Gay laisse entrevoir qu'il n'a pas fallu grand-chose pour faire basculer Hardin enfant du mauvais côté de l'existence. Le milieu semble d'ailleurs propice à créer des dégénérés, des violents et des alcooliques (le personnage extérieur de Weiss est un excellent point de repère) quand ils ne sont pas les trois à la fois et Hardin n'en est sans doute pas le premier corrupteur. Avant lui, les membres du Klan réglaient encagoulés et en toute impunité leurs problèmes, et pas forcément raciaux comme on le constate lors de l'expédition vengeresse désastreuse qu'ils mènent contre le bootlegger.
Quand au deux tiers de La demeure éternelle la mise en place est achevée, nous connaissons mieux la perversité et la brutalité d'Hardin, la candeur et l'innocence de Winer et il est temps de confronter les deux générations. C'est du Dieu mauvais que viendra l'initiative et de la Femme – nous sommes dans la Bible Belt [2] – la tentation. L'écriture de William Gay se fait dès lors plus directe, pour accompagner la passion amoureuse, et plus âpre, pour faire corps avec la montée de l'opposition et de la violence entre les deux hommes. Libre au lecteur de voir dans cet affrontement qui est, d'abord, le réordonnancement, la réinvention de ce monde, un arrière-plan religieux, avant et après la Chute.
Le gouffre qui traverse le lieu (et aussi, symboliquement, le roman) réunit à présent les deux facettes d'une même divinité, morte. Ce qui laisse à la surface de cette Terre des égaux dans le désordre de leur passion – or ou amour – ainsi qu'un vieil homme, pour toujours dans l'attente (en librairie le 20 septembre 2012).
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