Une multitude de royaumes prospèrent sur la Terre plate, affichant toutes les stigmates de la décadence : richesse tapageuse, misère fort réjouissante au regard, cruauté gratuite, luxure et concupiscence à tous les étages. Souvent, ils s’affrontent, des conflits progressant comme un feu de paille sous le souffle de souverains conquérants. Sous des cieux habités de dieux aux abonnés absents, les hommes vivent et meurent dans l’insatisfaction permanente. Une constante demeure toutefois : l’humanité offre aux démons une source intarissable de distractions. De cette époque témoignent un faisceau de contes réunis ici en deux épais volumes et intitulés Le Dit de la Terre plate.
Figurent au sommaire des deux livres
* Le Maître des Ténèbres
* Le Maître de la Mort
* Le Maître des Illusions
* La Maîtresse des Délires
* Les Sortilèges de la Nuit
À l’orée des années 1980, OPTA puis Presses-Pocket entament l’édition du Dit de la Terre plate, une des pièces maîtresses de l’œuvre de l’auteur britannique Tanith Lee. Rude épreuve pour les lecteurs de l’époque, accoutumés à son autre cycle La Saga d’Uasti, que cette série de contes aussi sucrés et entêtants qu’une armoire normande parfumée à l’Angel de Thierry Mugler. Sévère punition également que la lecture des deux forts volumes – deux vrais briseurs d’étagères – réédités par Mnémos, éditeur fort actif en ce début d’année 2010.
À l’instar de l’âge hyborien, Le Dit de la Terre plate se déroule à une époque antique si lointaine qu’elle en est devenue mythique. À la fois aire géographique clairement délimitée, trois mondes superposés – un Ciel, une Terre, un Enfer –, et ère temporelle dilatée dans une impression d’éternité figée, la Terre plate procure un vaste décor à une succession de contes empruntant autant à l’Orient – on pense plus d’une fois aux Mille et Une Nuits – qu’à des auteurs plus contemporains, tels Charles Duits ou Roger Zelazny. Même si ce parallèle apparaît totalement injustifié, une même communauté d’inspiration semble pourtant guider leurs plumes.
Dans cette période antédiluvienne, les monarques évidemment mégalomanes s’entichent de chimères pendant que les démons s’amusent de leurs vaines gesticulations. Malédiction, extermination, vengeance, jalousie et parfois amour sincère constituent le sel de l’existence pour les puissants comme pour les faibles. Un sel souvent pimenté de magie noire, la meilleure, du moins la plus apte à générer la tragédie. Une profusion de porphyre, de lapis-lazuli, d’onyx rutile sur les façades et les dômes des palais cyclopéens pendant que l’encens sature un air où l’on sent toutefois affleurer les relents de la charogne. On est dans le trop-plein, la démesure, la sensualité exacerbée, la plus totale décadence... L’orgueil précède la chute ?
Dans une familiarité teintée de crainte, l’humanité côtoie des animaux doués de parole, des créatures monstrueuses – dragons et autres chimères enchantées – et une multitude de démons en goguette. Attirés par les activités humaines, par l’hubrys des souverains, Drin, Eshva et Vazdru se jouent des passions et des désirs, récompensant ceux-ci souvent bien cruellement. Parmi eux, Ajrarn est le plus rusé. Il n’usurpe pas son titre de Prince des princes parmi les démons et de protégé de Tanith Lee, un traitement de faveur qui lui vaut même d’être ressuscité.
Organisé comme une série de contes enchâssés dans une trame générale, « Le Maître des Ténèbres » permet de lier connaissance avec le préféré de Tanith Lee. Mais ce grand seigneur parmi les démons ne se contente pas d’apparaître dans ce seul livre. Il se manifeste dans les autres volets du cycle, au point même de ravir la vedette aux autres princes démons. Rien ne réjouit davantage Ajrarn que de briser, par simple caprice, la destinée des mortels, modestes comme puissants. Et s’il ne peut obtenir ce qu’il désire, il le détruit. On suit ainsi quelques-uns de ses méfaits, plus ou moins captivé par les descriptions et les intrigues. Adoptant un orphelin de mortel, Ajrarn le fait élever dans sa cité souterraine de Druhim Vanashta, avant d’en faire son amant. Ayant eu connaissance de ses origines, le jeune homme est irrésistiblement attiré par la surface du monde. Ajrarn multiplie les artifices pour le détourner de ce tropisme avant finalement de lui céder, accordant une journée de liberté auprès des siens. Jalousie, vengeance, tout cela se termine évidemment très mal.
Le second conte est un récit classique de collier ensorcelé semant la convoitise, la discorde et la mort pour le plus grand plaisir du seigneur démon. Lui succède une histoire d’amour sans véritable éclat puis à nouveau un récit de vengeance, certes plus copieux puisque se poursuivant sur plusieurs générations (un procédé récurrent dans Le Dit de la Terre plate). Là encore, le rendu de l’atmosphère et l’écriture somptueuse font oublier la banalité des ressorts et la platitude des personnages, sagement cantonnés dans leur statut d’archétype. La troisième et dernière partie vient heureusement rehausser l’ensemble. Intitulé « L’attrait du monde », ce dernier conte s’avère plus convaincant, même si très prévisible dans son déroulement. L’histoire révèle une facette inédite du prince démon : sa faculté au sacrifice, certes un peu tempérée par son besoin de l’humanité, à l’instar de l’araignée et de la mouche. Au final, l’impression de lire un ouvrage composite et un peu répétitif l’emporte, malgré toute la bonne volonté déployée. Que nous réserve le livre suivant : du meilleur, on l’espère...
À la différence du volume précédent, « Le Maître de la Mort » se distingue par son statut de roman complet. Il s’agit même du plat de résistance du premier livre de la réédition Mnémos. Pour résumer sommairement l’intrigue, disons juste que l’on suit la croisade menée par un jeune hermaphrodite (changeant de sexe selon les circonstances) contre la Mort, incarnée ici dans le personnage du seigneur Uluhmé. Au fil du récit, Tanith Lee nous gratifie d’un chassé-croisé amoureux, sensuel comme il se doit. Le motif de l’immortalité, déployé ici sur plusieurs générations, avec moult digressions et micro-histoires encapsulées dans la trame générale, est animé d’une multitude de traîtres, de seconds couteaux semblant coulés dans le même moule, mais c’est la loi du conte. Récompensé par le British Fantasy Award en 1980, « Le Maître de la Mort » souffre toutefois d’un gros défaut : sa longueur. On a tendance à s’essouffler dans les tours et les détours d’un récit interminable (il pèse pourtant à peine plus de 300 pages). Bref, on reste tiraillé entre déception et insatisfaction.
Hélas, les choses sont loin de s’améliorer avec le volume suivant. En effet, on replonge avec « Le Maître des Illusions » dans l’ennui, même si l’entrée en scène d’un troisième larron, Chuz, prince de la folie, laisse espérer un peu de nouveauté. En fait, Tanith Lee reprend exactement les mêmes procédés que dans les deux premiers volets. Elle déroule ainsi un récit ne brillant pas vraiment par son originalité. Et ce ne sont pas les allusions à des épisodes narrés dans les romans précédents qui viennent relancer l’intérêt ou rehausser une intrigue mollassonne se cantonnant aux mêmes tours de passe-passe et ressorts. Fort heureusement, le calvaire ne dure que 160 pages, même si on a l’impression de lire le double.
Au terme de ce premier livre, un premier bilan s’impose. Ce qui semble constituer l’unique attrait du Dit de la Terre plate – les motifs empruntés aux contes, les procédés narratifs calqués sur Les Mille et Une Nuits, la préciosité du langage –, tous ces éléments lassent davantage qu’ils ne fascinent. On se surprend même à tourner les pages, à sauter des passages entiers, pendant que la lassitude s’installe, pesante comme un cheval mort. Reste tout de même un livre à découvrir, soit deux romans complets.
« La Maîtresse des Délires » pourrait être sous-titré « les amours contrariés de Ajriaz et Chuz ». En effet, le prince de la folie, contraint de fuir l’ire d’Ajrarn, le père d’Ajriaz qui l’accuse de la mort de sa femme mortelle, ne peut vivre son amour paisiblement avec la fille du Prince des princes. L’histoire évoque une vraie sitcom familiale, égayée d’à peine un conte enchâssé intéressant – un récit de cité vampire.
Les choses ne s’améliorent guère avec « Les Sortilèges de la Nuit », présenté d’emblée comme une succession de contes supplémentaires se déroulant à la même époque que « La Maîtresse des Délires ». Le procédé fleure le tirage à la ligne, pour ne pas dire le foutage de gueule, ce que confirme pleinement la lecture de ce roman inintéressant et sans éclat. À réserver aux fans hardcore du cycle, mais il faut quand même aimer perdre son temps et apprécier la guimauve.
Arrivé au terme de cette longue chronique, il faut confier le profond ennui suscité par la lecture de cette intégrale. On ne niera toutefois pas l’intérêt de la réédition de deux des romans du cycle. Mais le caractère répétitif des archétypes, le recours systématique aux ressorts du conte, la luxuriance de l’écriture éprouvent la patience et finissent par l’user.
Pour être plus attrayant, Le Dit de la Terre plate mérite incontestablement d’être allégé de ses toxines de surface.
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